Airs du temps

De l'écologie en littérature: Page* ou papier?


"Quand je veux avoir l’air intelligent je parle français" fait dire Daniel Pennac à un dictateur de ses personnages paraphrasant approximativement Goethe. (J’aime bien Daniel Pennac, ce n’est pas lui qui est en cause ici.)
Ah! L' "Exception française"!  Avec emphase s'il vous plaît.

L'attitude des grandes maisons d'édition françaises, cherchant par tous les moyens à freiner et à contrôler cette évolution et s'abritant derrière cette prétendue exception culturelle française, fait penser à celle qui a déjà conduit le secteur de l’édition musicale à la catastrophe, faute qu’elle se soit adaptée aux technologies émergentes.
L'apparition de nouveaux supports de lecture électroniques fait craindre à beaucoup la disparition à court terme du livre papier.

On comprend mieux l'attitude du monde de l'édition quand on sait que dans l'industrie du livre, les différents intermédiaires reçoivent respectivement 17 à 25% (éditeur), 10% (imprimeur), 22% (diffuseur) et 33% (libraire) du prix de vente du livre.

On retiendra que l'auteur, unique autotrophe de la chaîne de publication et sans lequel il n'y a ni éditeur, ni imprimeur, ni diffuseur, ni libraire, ni... lecteur, ne perçoit aujourd'hui, lui, qu'entre 8 et 12%. On voit qu'en terme de revenu, l'auteur, au contraire des autres, a peu à perdre d'une évolution des pratiques.

- Risquons la lapalissade - il n'y a pas de lecteurs sans auteur.
Un écrivain peut à l'opposé et à la rigueur se passer de lecteurs. (Même si on peut dans ce cas en venir légitimement à se demander à quoi rime son activité).


Il reste qu'un auteur sans lecteurs ne vaut pas grand-chose.
« Un texte est fait d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue… Mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n'est pas l'auteur … c'est le lecteur: le lecteur est l'espace même où s'inscrivent… toutes les citations dont est faite une écriture ; l'unité d'un texte n'est pas dans son origine, mais dans sa destination.» (Roland Barthes in Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, 1984).
 
à ce niveau, l'impression à la demande (POD) représente une nette avancée puisque cette technologie réduisant à volonté les intermédiaires lui permet de percevoir un pourcentage sur vente bien plus conséquent, inversement proportionnel au nombre de prédateurs entre lui et son lecteur.

Alors, face à la menace grandissante de disparition de l'industrie du livre, d'aucuns prétendent qu'en raison de son caractère immatériel, le livre électronique ne coûte rien. C'est faire injure au travail de l'auteur.
Comme le nom l'indique, les "œuvres de l'esprit" sont dans leur essence le fruit d'un processus créatif de nature immatérielle, même si la tâche d'aligner des mots signe après signe et de créer des histoires comporte indéniablement une dimension laborieuse. Faite de fastidieuses astreintes et d'enthousiasmes libérateurs, la création littéraire comporte indubitablement des dimensions très bassement matérielles.

Pour continuer de contrôler le marché et dans le meilleur des cas, les éditeurs consentent à daigner introduire un zeste d’internet et de téléchargement, mais pas trop, surtout pas trop, un peu à la manière du curé qui dit « ainsi soit-il » au lieu de « amen » pour que ses paroissiens y comprennent, espère-il, quelque chose alors que, pas plus que lui, ils n’y ont jamais rien compris. Ils essayent tant bien que mal de nous fourguer du fichier électronique, de préférence protégé par DRM (défense illusoire qu'il est facile de contourner)  sur des liseuses captives qui se périment d'autant plus vite que leurs formats sont jusqu'à présent le plus souvent incompatibles.

L'auteur doit voir son travail de création littéraire rémunéré dans tous les cas, qu'il soit publié sur support papier ou électronique. Les gains liés à la diminution des frais liés à l'objet livre permettent certainement d'augmenter la part de rémunération de l'auteur, tout en rendant l'accès à l'œuvre moins coûteux pour le lecteur.
L'attitude récente des éditeurs n'est ni plus ni moins qu'une preuve supplémentaire de leur insatiable rapacité.

Je maintiens cependant que, pratiquée honnêtement, l'édition est un métier sérieux et noble. Qu'il faut des imprimeurs, mais qu'ils arrêtent d'utiliser des encres et des papiers acides qui font que le livre tombe en poussière en quelques années. Cessons d'imprimer et de distribuer 2 000 exemplaires d'un ouvrage rédigé par le nègre d'une célébrité incapable d'aligner trois lignes alors que l'éditeur sait que 95% de ce tirage partira au pilon sous 90 jours.
à croire que l'industrie du livre ne fonctionne que pour le plus grand bénéfice de celle du recyclage.
On voit là encore l'intérêt de l'impression à la demande.

D'aucuns croient qu'en raison de son caractère immatériel, le livre électronique ne coûte rien, puisqu'il suffit de copier un fichier. C'est faire injure au travail de l'auteur.

Le livre électronique est un objet informatique qui ne vaut rien tant qu'il n'est pas présenté au regard du lecteur par l'intermédiaire d'une interface.
Mais est-il si bon marché qu'on le prétend?

L'ère de l'énergie peu chère s'achève. Comment utiliser un dispositif électronique sans électricité? Combien dure un Ipad? Autant que sa batterie scellée. Plus de batterie, plus d'Ipad, plus d'Ipad, plus de lecture.
D'autant que l'obsolescence
  est calculée pour un remplacement au bout de quelques mois: il faut bien fourguer les nouveautés.
Au delà de leur rareté les métaux rares nécessaire à la fabrication des appareils commencent à se raréfier; la tautologie serait drôle si le phénomène n'était le résultat d'un pillage effréné des ressources.

On considère en France qu'une lectrice (le lecteur est statistiquement une lectrice) lit bon an mal an un livre toutes les trois semaines. Qui croit vraiment que la bascule vers l'électronique va augmenter ce rythme? En tout état de cause, à 15 € le livre en prix moyen, cela représente une dépense annuelle de 240 €.
Ce qui correspond au prix de vente moyen d'une liseuse électronique à durée de vie de 24 mois.
Coût auquel il faut rajouter le coût de l'énergie et des 16 téléchargements qui devraient coûter au moins 10 € (rémunération du travail de l'auteur, voir plus haut), soit 160 €.
Télécharger 16 livres électroniques par an revient donc au moins à 380 €, avec une liseuse périmée au bout de 2 ans:(240 €/2)+160 €+ = 280 €
Ce qui nous fait le livre électronique à environ 18€ (280/16= 17,5)


Pour un lecteur, quel est donc l'intérêt du livre électronique? à service rendu et à coût unitaire égal, aucun.
Et pour avoir quoi? Rien.
Un fichier électronique inaccessible dès lors que la machine de fonctionne plus.
Quels que soient son format ou sa liseuse, le livre électronique coûte beaucoup plus cher qu'il n'y paraît, dès lors que l'on daigne intégrer dans son coût non seulement celui du périphérique utilisé pour le lire, mais en plus celui de l'énergie nécessaire pour alimenter ce dernier, et encore plus cher si l'on intègre les coûts de fabrication et l'empreinte carbone qu'elle entraîne.

à l'opposé, sur ce registre, le livre papier, denier avatar de la technologie Gutenberg, reste un objet rustique, tant du point de vue de son fonctionnement que de sa fabrication. Son prix d'achat prend en compte tous les coûts de sa fabrication et de plus en plus souvent, prend en considération les coûts de compensation de l'empreinte écologique.
Malgré ses défauts d'objet primitif, dont les moindres ne sont pas la linéarité, le poids et le prix (souvent exagéré en raison des coûts liés à l'accumulation des frais prélevés au long de la chaîne de l'industrie du livre) le livre papier, objet nomade, présente le sérieux avantage d'être un objet en soi, une fois qu'il est fabriqué. Il n'a pas besoin de source d'énergie externe pour être lu.
Au pire, un rayon de soleil suffit. Il a en lui emmagasiné l'énergie nécessaire à sa lecture.

On l'a vu, la rémunération de l'œuvre doit être la même quel qu'en soit le format.
L'immatérialité du format électronique du livre en fait un excellent support de divulgation. Quand le lecteur achète un livre papier, il achète un chat dans un sac, comme disent nos amis d'outre-Manche. Par définition, il ne connaîtra le contenu de ce qu'il a acheté qu'après l'avoir lu dans son entier.
 
Avec des extraits en format électronique le lecteur peut découvrir gratuitement l'ouvrage, le goûter en quelque sorte, avant de le télécharger ou le commander en format papier auprès de son libraire, d'un éditeur ou de l'auteur, le prix baissant à l'aune de l'effacement des intermédiaires.



* Larry Page est l'actuel patron de Google.